Le projet de condamnation de Jacques Maritain
Publié dans le N°672 de la publication papier du Courrier de Rome
Introduction
Le 28 avril 1973, le philosophe catholique Jacques Maritain rendait son âme à Dieu dans la communauté des Petits Frères de Jésus à Toulouse. Avec lui disparaissait un des témoins les plus emblématiques du changement d’attitude de l’Eglise catholique face aux défis posés par la modernité. L’anniversaire des 50 ans a donné lieu à des publications et des colloques qui rappellent son influence dans les débats intellectuels précédant le Concile Vatican II ainsi que l’actualité de ses prises de position. C’est aussi l’occasion d’évoquer un projet de condamnation du maritainisme porté par le Saint-Office dans les années 50 dont les motivations éclairent la pertinence d’un combat contre un « naturalisme intégral » plus que jamais à l’œuvre dans la vie de l’Eglise.
1. Les 1res réactions à l’évolution doctrinale de Maritain
Soucieux de trouver un point de jonction entre l’Eglise catholique et la société moderne issue des principes de la Révolution, le philosophe thomiste a théorisé en 1936 dans son ouvrage Humanisme Intégral un humanisme universel qui entend insérer la dimension spirituelle de l’homme dans le vaste courant intellectuel et social visant à son émancipation.
L’ouvrage rencontre cependant des contradicteurs.
En 1942, Charles de Koninck, professeur de philosophie à l’université Laval de Québec dénonce une « doctrine pernicieuse à l’extrême » dans une étude intitulée De la primauté du bien commun contre les personnalistes. Dans la préface à l’édition de 1943, l’archevêque de Québec, le Cardinal Villeneuve, accuse Maritain de céder au libéralisme et au marxisme.
En 1945, l’abbé Julio Meinvielle, publie De Lamennais à Maritain. Il démontre combien la « Nouvelle chrétienté » théorisée par Maritain est incompatible avec la doctrine catholique et se fait complice du chaos d’« un monde qui se meurt d’être laïciste et athée ». L’ouvrage est largement diffusé en Espagne. Il est distribué à Rome à l’occasion du consistoire de décembre 1946. Jacques Maritain est alors ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Dès cette époque, l’hostilité aux idées de Maritain grandit à Rome.
2. Le contexte immédiat : le virage à gauche de la Démocratie-Chrétienne italienne
L’influence des idées de Jacques Maritain sur la Démocratie-Chrétienne italienne dans les années d’après-guerre inquiète le Vatican et l’amène à analyser sa doctrine. En effet, sous l’impulsion de Alcide De Gasperi, politicien catholique influencé par Maritain, le parti montre des signes favorables à une alliance avec les socialistes. Une figure de l’aile sociale de la Démocratie-Chrétienne, Giorgio La Pira, élu maire de Florence en 1951, lance les congrès de la paix en faveur de la détente avec l’Est. L’influence du philosophe français est là aussi manifeste. Les interventions de son grand ami l’abbé Charles Journet sur l’« essence de la civilisation chrétienne » le citent abondamment. La « politique chrétienne » y est conçue comme l’effort d’orienter les citoyens, indépendamment de leur croyance religieuse, « sous la pression d’un esprit évangélique authentique, vers des fins temporelles et politiques que le christianisme n’a pas à désavouer et dont il peut reconnaître la légitimité ».
Certains évêques italiens s’émeuvent de cette nouvelle orientation et accusent les idées du philosophe thomiste français. Mgr Lercaro, archevêque de Bologne, met en garde le responsable de l’action catholique de son diocèse en ces termes : « Le laïcisme est aujourd’hui un virus répandu dans l’atmosphère (…). Il y a eu une préparation, surtout en France : les revues « Esprit », « Jeunesse de l’Eglise », le « mouvement œcuménique » ont représenté des positions peu claires, faciles à entraîner une position tendanciellement laïciste. Maritain (nom auquel nous ne voulons pas nier le mérite d’avoir écrit « La primauté du spirituel ») avec son « Humanisme intégral » a contribué à répandre dans la mentalité catholique, même chez les catholiques militants, une distinction, qui souvent est devenue division, du sacré et du profane, comme si ce qui est appelé profane pouvait se soustraire à Dieu. » . Le Cardinal Roncalli, lors des élections de 1956 à Venise, condamne l’alliance des Démocrates-Chrétiens avec les socialistes comme « une erreur doctrinale très grave et une violation flagrante de la discipline catholique. » . L’assemblée des évêques est régulièrement la caisse de résonnance de ces préoccupations épiscopales. Mgr Parente y dénonce en 1958 l’infiltration du laïcisme chez les catholiques.
3. Les articles de la Civiltà Cattolica
Cette évolution de la Démocratie-Chrétienne vers la gauche précipite l’opportunité d’une condamnation de son théoricien présumé d’autant que depuis l’encyclique de Pie XII Humani generis condamnant la nouvelle théologie, le Saint-Siège a donné le signal d’une reprise en main de la doctrine. En 1951, un document interne au Saint-Office identifie « l’immense danger » du maritainisme qualifié de « perversion du christianisme » dont l’auteur est désigné comme « théoricien de la subversion ». La « Nouvelle chrétienté » du philosophe thomiste est décrite comme un « misérable affluent d’un grand mouvement d’apostasie organisé dans tous les pays pour l’établissement d’une Eglise universelle qui n’aurait ni dogmes, ni hiérarchie, ni règle pour l’esprit, ni frein pour les passions » . « Si on voulait définir d’un mot l’enseignement de Maritain dans Humanisme Intégral, (…) nous dirions que le thomisme inverti a entrepris la justification, la canonisation de la Révolution à laquelle il délivre un faux certificat de baptême » .
Après le départ de Monseigneur Montini de la curie pour le siège de Milan en 1954, les idées de Maritain perdent un protecteur précieux au Vatican. Le Saint-Office approfondit ses investigations et traque les positions de Maritain .
Dans ce contexte interviennent deux articles de la Civiltà Cattolica rédigés par le Père Messineo. Le journal jésuite est alors une courroie de transmission officieuse des orientations du Saint-Siège. Tous les articles sont relus par le collège des rédacteurs et le directeur est reçu tous les quinze jours par le Pape ou le substitut .
Un premier article publié durant l’été 1956 ouvre les hostilités contre Jacques Maritain.
Intitulé l’umanesimo integrale, l’article dénonce trois points de la politique chrétienne de Maritain : la prise de conscience progressive de l’homme à travers l’histoire dans laquelle il voit un « hégélianisme inconscient », le dépassement du modèle médiéval par le recours à l’analogie qu’il qualifie d’« historicisme intégral » et la temporalisation des valeurs religieuses qui équivaut à « un humanisme seulement extrinsèquement chrétien c’est-à-dire un naturalisme intégral ».
Malgré l’aval du Saint-Office, un 2e article du Père Messineo à paraître à l’automne de la même année est finalement bloqué in extremis par Pie XII sur l’intervention de l’ambassadeur de France Wladimir d’Ormesson. L’article est intitulé Umanesimo integrale et organizzazione sociale . Le jésuite sicilien y dénonce une « réapparition de ce catholicisme libéral contre lequel l’Eglise eut à se prononcer en son temps. »
En effet, il explique que, structurellement pluraliste, la chrétienté profane naît de l’adhésion des sujets à des principes de raison naturelle sans interférence de la Révélation : « son unité n’est pas un effet d’un même credo embrassé par ses membres, mais s’appuie sur l’accueil de quelques principes naturels de cohabitation. La religion en tant que foi dans le transcendant, est hors du plan temporel, elle n’est pas une composante de la civilisation et donc reste aussi en dehors du temps et de l’histoire. »
Le Père Messineo récuse le nom de christianisme à une organisation sociale fondée sur les seuls principes rationnels et naturels : « Le christianisme social n’est pas simple affirmation du droit naturel et des valeurs humaines temporelles, mais c’est une conception qui, respectant pleinement la nature et ses lois immanentes, accueille les vérités qui dépassent la raison. »
Il objecte également qu’« il ne peut exister de connaissance objective de l’homme, sans un nécessaire rapport à son origine transcendante, avec l’acceptation des conséquences religieuses et morales qui en dérivent ». « La religion, au moins comme religion naturelle, est donc dans l’histoire, dans la civilisation temporelle, dans l’organisation sociale, un élément de première importance. »
Un humanisme intégral qui prétend prendre en compte tout l’homme doit alors embrasser non seulement la dignité de la personne, la justice et la liberté, mais aussi les « relations ontologiques avec la divinité et les valeurs religieuses et morales qui jaillissent de cette source et sont immanentes à l’être humain. » Le contester conduit à « exclure Dieu de l’histoire et tout culte de la vie sociale » ce qui équivaut à « l’agnosticisme religieux du rationalisme contemporain ». Et de conclure qu’une telle société prétendument chrétienne « serait pénétrée du principe de l’indifférentisme tant à l’égard des religions positives qu’à l’égard de Dieu connu par la raison » et « coïnciderait avec l’erreur la plus pernicieuse de la pensée moderne. »
4. Une affaire qui dure sans se conclure
Bien que sa publication soit bloquée par Pie XII pour des raisons diplomatiques, l’article de la Civiltà Cattolica qui devait s’insérer dans une série prévue sur le même sujet exprime parfaitement la position du Saint-Office et son intention d’intervenir tôt ou tard sur le sujet. « Il s’agissait de préparer les esprits à une condamnation de Maritain et d’en répandre la rumeur. » Deux ans plus tard, l’affaire est toujours en cours. Dans un débat en vue de l’élaboration d’un document interne au Saint-Office (Ecclesia et Status. De officiis Status catholici erga religionum, juin 1958) le Père Sebastiano Tromp s.j. reproche à Maritain de rester à « l’état de nature », et Mgr Parente, archevêque de Pérouse, de vouloir donner « la liberté à toutes les familles religieuses » . Après l’accession de Jean XXIII au souverain pontificat, le profil de Jacques Maritain reste entaché de suspicion. Il n’est pas invité à participer à la préparation du Concile Vatican II ni à assister à son déroulement comme auditeur.
5. L’échec
Finalement, le projet de condamnation d’Humanisme intégral n’aboutira pas. Une stratégie se met en place, recommandant à Maritain de rester en retrait de la polémique pour laisser ses réseaux d’amis prendre sa défense . Outre son successeur à l’ambassade de France qui intervient avec succès auprès du Saint-Siège, Maritain a pu compter sur des amis influents comme l’abbé Journet qui publie une défense dans sa revue Nova et Vetera, le Père Gemelli, président de l’Université Catholique du Sacré-Cœur à Milan, les pères dominicains Paul Philippe et Rosaire Gagnebet, membres du Saint-Office. Enfin, un grand nombre de revues proches des idées du futur Paul VI ont volé au secours du philosophe ciblé. Les réactions aux articles de la Civiltà Cattolica ont ainsi révélé l’ampleur du soutien aux idées de Maritain et la difficulté à amener une condamnation. Le Concile Vatican II signera finalement le triomphe de celui qui fut suspect de « naturalisme intégral » pour un projet de nouvelle chrétienté qualifié justement par Mgr Lefebvre de « chrétienté moribonde qui a apostasié et rejeté son Roi » .