L’interdit local, une punition redoutable
Publié dans le N°663 de la publication papier du Courrier de Rome
« Les églises seront absolument fermées aux fidèles ; on n’y admettra personne sauf pour baptiser des enfants. Une seule messe y sera célébrée par semaine, le vendredi, pour consacrer la sainte Eucharistie pour les malades, et il n’y aura avec le prêtre célébrant que l’enfant qui répond à la messe. Aucune messe ne sera célébrée le dimanche ; au lieu de messe, il y aura une prédication devant l’église. Aucune messe non plus durant la semaine sainte ; le jour de Pâques seulement les prêtres pourront dire une messe, mais privée avec un seul servant. Aucune communion sauf la communion des malades en danger de mort. À Pâques même, on se contentera de réunir les paroissiens devant l’église pour leur annoncer la fin du carême et la permission de manger gras. On ne refusera pas d’entendre les fidèles en confession, mais seulement sous le porche de l’église : tout au plus, s’il n’y a pas de porche et que le temps soit mauvais, pourra-t-on ouvrir la porte de l’église, et la confession aura lieu sur le seuil même. On ne donnera pas l’extrême-onction aux malades. On ne fera aucune sépulture en terre bénite » .
C’est par ces consignes extrêmement sévères que le légat Pierre de Capoue, au nom du pape Innocent III, frappait d’interdit local le royaume de France en 1198. L’interdit est une peine ecclésiastique effrayante pour un bon chrétien. En quoi consiste-t-il ?
Deux types d’interdits
On distingue l’interdit personnel et l’interdit local. Le premier est jeté sur une personne alors que le second atteint un territoire .
Un chrétien frappé d’interdit personnel ne peut pas célébrer un office divin. Il n’a même pas le droit d’y assister, sauf à la prédication de la parole divine. Surtout, ce chrétien ne peut pas recevoir les sacrements. Il n’est autorisé ni à se confesser, ni à communier, ni à recevoir la confirmation, le mariage ou l’extrême-onction, sauf s’il se trouve en péril de mort. Il doit d’abord demander humblement l’absolution de son interdit, absolution qui ne lui sera accordée par l’autorité ecclésiastique que s’il est contrit et résolu de ne pas récidiver. Il s’agit donc d’une peine qui s’apparente à l’excommunication, avec cette différence que l’interdit laisse ceux qui en sont frappés dans la communion de l’Église.
L’interdit personnel est particulier s’il vise des personnes désignées. Mais il peut aussi être général s’il atteint tout un groupe de personnes, par exemple les membres d’une université ou d’un couvent.
L’interdit personnel est aisé à comprendre : un ou plusieurs membres de l’Église ont commis un grave délit. L’autorité ecclésiastique les punit en les privant des biens spirituels les plus précieux. Normalement, cette privation est si insupportable pour un fidèle qu’elle incite fortement le coupable à s’amender rapidement. L’interdit local est en revanche plus difficile à comprendre.
L’interdit local
Cette punition consiste à interdire tout service religieux dans un territoire donné : pays, région, diocèse, paroisse, ville, monastère, etc. Les églises sont fermées ; les sacrements ne sont plus administrés, à l’exception du baptême pour les enfants et du sacrement de pénitence. Si la population est profondément chrétienne, comme elle l’était au Moyen-Âge, cette mesure est terrifiante et provoque un désarroi tel que le coupable se sent obligé de s’amender rapidement pour mettre fin à cette situation intolérable. Mais il est évident que l’interdit local n’a presqu’aucun effet sur une population tiède ou peu croyante. C’est sans doute la raison pour laquelle cette peine a disparu du Code de droit canonique de 1983.
Cette peine n’est infligée que lorsque le coupable est revêtu de l’autorité politique. Il est en effet chargé du bien commun et son délit public est scandaleux. L’autorité ecclésiastique, en frappant ainsi indirectement tous les sujets du prince, exerce sur lui une pression plus forte que s’il était touché seulement dans sa personne.
Les assouplissements de 1917
Nous avons mentionné, au début de cet article, les mesures extrêmement sévères du légat pontifical en 1198. Un siècle plus tard, le pape Boniface VIII apportera des mitigations à l’interdit local. Le Code de droit canonique de 1917 les a adoptées. Ainsi, le canon 2270 permet d’administrer les sacrements aux mourants qui se trouveraient sur un territoire interdit. Aux jours de Noël, de Pâques, de la Pentecôte, du Saint-Sacrement et de l’Assomption, l’interdit local est suspendu. Restent seulement défendues la collation des ordres et la bénédiction solennelle des noces.
De plus, d’après le canon 2271, dans le lieu frappé d’interdit, il est permis aux clercs, pourvu qu’ils ne soient pas eux-mêmes personnellement interdits, d’accomplir les offices et les cérémonies, d’une manière privée, dans toutes les églises, mais les portes fermées, à voix basse et sans sonner les cloches.
Dans les églises paroissiales, le droit permet la célébration d’une seule messe par jour, l’administration du baptême, de l’Eucharistie, de la pénitence ; l’assistance aux mariages sans bénédiction nuptiale, les funérailles sans solennité, la prédication de la parole de Dieu. Cependant, dans toutes ces fonctions sacrées, restent interdits le chant, les ornements précieux, l’usage des cloches, de l’orgue et des autres instruments de musique.
Des exemples dans l’histoire
En 1129, l’évêque de Paris Etienne de Senlis met en interdit son diocèse où Louis le Gros voulait l’empêcher de réformer certains abus. En 1142, le pape Innocent II met en interdit les villes, villages ou châteaux dans lesquels s’arrêterait le roi de France, Louis VII le Jeune.Le roi veut, en effet, imposer au siège archiépiscopal de Bourges un clerc de son entourage, alors que le chapitre de Bourges avait élu Pierre de La Châtre. Le roi finira par se soumettre. La même année, le légat du pape prononce une sentence identique contre les domaines du comte de Vermandois.
En 1170, Alexandre III, après une première menace, prononce l’interdit contre les domaines de Henri II, roi d’Angleterre, à l’occasion de ses démêlés avec saint Thomas Becket .
On aurait tort de croire que l’interdit est tombé en désuétude après le Moyen-Âge. En 1606, la ville de Venise, qui souhaite prendre ses distances par rapport au Saint-Siège et refuse d’obéir à la curie romaine,est frappée d’interdit par le pape Paul IV. Sous saint Pie X, à la suite d’agressions contre l’évêque, les villes italiennes d’Adria en 1909 et de Galatina en 1913 sont soumises à un interdit. Les villes rebelles étant venues à résipiscence, la peine ne tarde pas à être levée. En 1926, Mgr Marty, évêque de Montauban, jette l’interdit sur l’église de Labastide St-Pierre, dont le maire a causé des ennuis au clergé et utilisé indûment les cloches .
L’obstination de Philippe-Auguste
Sa première femme, Isabelle de Hainaut, étant morte à l’âge de 19 ans, le roi de France Philippe-Auguste se remarie avec une princesse danoise, Ingeburge, seconde sœur du roi Knut VI, âgée de 18 ans. Le mariage est célébré le 14 août 1193. Mais dès le lendemain, le roi manifeste à l’égard de sa nouvelle épouse des sentiments d’aversion et de répulsion. Les historiens ne sont pas en mesure d’indiquer de façon certaine les causes d’un tel revirement. Le fait certain, c’est que Philippe-Auguste veut se débarrasser de la pauvre et innocente Ingeburge. Il obtient de la complaisance du clergé une sentence de nullité du mariage, sous le prétexte d’un empêchement de consanguinité, puis épouse Agnès de Méran (ou de Méranie), fille d’un grand Seigneur bavarois. Le pape Célestin meurt sans avoir obtenu la soumission du roi. Son successeur Innocent III, à peine élu, adresse à Philippe un premier avertissement lourd de menace :« Si contre toute attente, le roi de France méprise notre avertissement, nous serons obligés, malgré nous, de lever contre lui notre main apostolique. Rien au monde ne sera capable de nous détourner de cette ferme résolution de la justice et du droit » .Puis le Souverain Pontife donne pour instruction aux légats d’annuler la sentence du divorce, de mettre en jugement les évêques qui l’avaient rendue, d’obliger Philippe-Auguste à se séparer d’Agnès de Méran, le concubine, l’intruse (superinducta), et à reprendre Ingeburge, la femme légitime ; en cas de refus, de mettre le royaume en interdit, et si le roi s’obstinait, de frapper, lui et Agnès, de l’excommunication personnelle.
L’interdit est prononcé par le légat. Cependant, le pouvoir du roi sur son clergé est tel que de nombreux évêques refusent de publier la sentence. Quant à ceux qui s’y soumettent, ils sont maltraités et spoliés par les fonctionnaires royaux. Pourtant, la peine finit par obtenir son effet. Philippe-Auguste constate que, dans les lieux où l’interdit est observé, le peuple ne peut plus supporter la privation des services religieux. Après plusieurs mois de résistance, le roi accepte de renvoyer Agnès et de réintégrer sa véritable épouse. Le légat lève alors l’interdit le 8 septembre 1200.
Interdit en terre moderniste
Pendant la pandémie de covid, de nombreux évêques diocésains, craignant davantage pour leur corps que pour leur âme, ont fermé les églises, supprimé toutes les cérémonies publiques et interdit à leurs prêtres d’administrer les sacrements. Dans la pratique, cette mesure ressemble à un interdit local encore plus rigoureux que celui du Moyen-Âge. Il faut noter cependant une différence de taille : à l’époque du pape Innocent III, cette mesure sévère avait pour but d’exercer une forte pression sur le roi afin qu’il cesse de montrer le mauvais exemple et de scandaliser son peuple. C’est donc le salut des âmes qui poussait l’Église à user d’une telle rigueur. Aujourd’hui, les préoccupations des hommes d’Église sont moins élevées. L’hygiène corporelle, la santé physique et la protection de la planète sont devenues la nouvelle loi suprême !
Abbé Bernard de Lacoste