LA MORT DANS LES NUAGES
Publié dans le N°677 de la publication papier du Courrier de Rome
1. Nous devons à Jean-Christian Petitfils, dont les travaux sur l’Ancien Régime font autorité, la publication des Enigmes de l’histoire du monde (2019),suivies des Enigmes de l’histoire de France (2022). Enigmes, c’est-à-dire faits inexpliqués ou dont l’explication, même communément admise, n’explique pas tout. La mort de saint Thomas d’Aquin, dont nous célébrons cette année le 750ème anniversaire, ferait-elle partie de ce lot ?
2. Le Père dominicain Charles Boulogne (1911-1969) a soulevé cette question peu anodine, dans le livre paru un an avant sa mort, aux Nouvelles Editions Latines, Saint Thomas d’Aquin ou le génie intelligent. On a certes fait remarquer que le Père n’était pas un historien de métier et que son essai, aussi brillant soit-il, ne saurait se substituer aux biographies scientifiques du Docteur angélique. Les questions restent néanmoins posées, au simple vu des faits, qui parlent et interrogent d’eux-mêmes.
3. L’historiographie héritée du Père Petitot, auteur d’une biographie classique de saint Thomas d’Aquin, accorde une partprépondérante à l’élément mystique dans la mort « sainte et précieuse » de Frère Thomas . Au témoignage de Guillaume de Tocco, le 6 décembre 1273, Frère Thomas fut ravi en extase alors qu’il célébrait la messe. Depuis, il cessa d’écrire et de dicter, laissant inachevée la troisième partie de la Somme théologique. « Je ne puis plus » aurait-il déclaré à ceux qui s’étonnaient de cette interruption ; « tout ce que j’ai écrit, auprès de ce que j’ai vu, ne me semble plus que de la paille ».
4. C’est précisément ici que les interrogations d’un Père Boulogne gardent toute leur pertinence . Une grâce divine authentique n’a jamais incité un religieux à manquer à son devoir d’état. Autre est la fatigue, plus ou moins profonde, qu’éprouve l’organisme à la suite du labeur et des interventions exceptionnelles de la grâce, autre la décision d’arrêter de son propre chef une fonction pourtant fixée par l’obéissance. De plus, cette « impossibilité d’écrire quoi que ce soit » (Tocco) n’empêcha pas Frère Thomas de répondre par écrit à une consultation de l’abbé du Mont-Cassin. C’était d’ailleurs le 5 février 1274, alors qu’il était en route vers le concile de Lyon, où l’auraient attendu bien d’autres « pailles ». Aucun exemple historique ne permet d’affirmer que l’Eglise ait jamais canonisé un religieux qui, arguant de visions divines exceptionnelles, s’était de lui-même soustrait à la fonction à lui confiée par ses supérieurs. L’explication donnée par le Père Petitot,pour justifier cette interruption de la carrière enseignante de saint Thomas, est en contradiction avec sa grandeur religieuse. Cela ne met nullement en question l’authenticité de ses extases. Mais c’est à tort qu’on les invoquerait pour justifier cette interruption soudaine de l’enseignement. On pourrait évoquer le cas de saint Jean de la Croix. Mais celui-ci n’était point chargé par obéissance d’enseigner. Et cela change tout. Il en irait différemment si, pour des raisons dont la divulgation n’a pas été jugée utile, les supérieurs avaient ordonné à saint Thomas de cesser tout enseignement. L’histoire est sur ce point d’un mutisme absolu. On ne peut pas y suppléer, mais l’honnêteté historique exige quand même l’examen du motif transmis par la tradition avec une tranquillité invraisemblable. Là où l’histoire sort de son mutisme, en tout cas, c’est lorsque trois ans à peine après le rappel à Dieu de saint Thomas, le 7 mars 1277, son œuvre devait essuyer l’opprobre d’une condamnation portée par l’évêque de Paris, Etienne Tempier. « A chacun de conclure … et de comparer » .
5. Pourquoi ne pas avouer, dès lors, que, au lieu d’une explication, nous nous trouvons en réalité ici face à une énigme, dont la solution ne devrait pas nécessairement résider dans la propre vie mystique d’un futur saint canonisé ?
6. Observons aussi que saint Thomas reçoit l’ordre de se rendre au concile de Lyon début janvier 1274. En termes dithyrambiques, les biographes de l’ordre des Frères Prêcheurs proclament combien il eût été impensable que le Pape Grégoire X éloignât du concile la « plus illustre lumière de la chrétienté ». Cela confirme indirectement qu’à Naples saint Thomas n’avait rien perdu de son extraordinaire vigueur. Il n’est que de vérifier le tableau des oeuvres d’alors. En moins d’une année et demie, il composa une quantité de commen¬taires scripturaires et philosophiques égale à celle de ses deux ans de séjour parisien, plus les milliers de pages des quatre-vingt-dix premières questions de la Tertia Pars, sans parler des consulta¬tions écrites. L’individu capable d’un pareil tour de force ne saurait passer pour un homme fini. Il était dans sa quarante-huitième année. Alors, pourquoi ce silence inopiné de Frère Thomas ?
7. Le concile de Lyon fut convoqué le 31 mars 1272 par le Pape Grégoire X et s’ouvrit le 7 mai 1274. Dans le contexte de la préparation de ce concile, le Grand Maître de l’Ordre des Prêcheurs, Humbert de Romans, répondit à une consultation du Pape, le 11 mars 1273. Cette réponse insiste sur la compétence exceptionnelle de Frère Thomas, qui devrait justifier sa convocation au concile. Cette recommandation survient9 mois avant l’extase du 6 décembre, suite à laquelle l’Aquinate déclarerait, aux dires de Guillaume de Tocco : « Je ne puis plus ».
8. Pourquoi ? … La mort de saint Thomas paraît ainsi entourée de circonstances énigmatiques, comme d’autant de nuages.
Abbé Jean-Michel Gleize