TOUS DOUTEUX ? (II)
Publié dans le N°662 de la publication papier du Courrier de Rome
1. La fausse foi moderniste aurait-elle ceci de particulier qu’elle pourrait, dans certaines situations, conduire le ministre à ne pas vouloir faire ce que fait l'Église, même en accomplissant le rite de l’Eglise ? Trois indices sont apparemment là pour justifier cette possibilité.
2. Premièrement, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a jugé, dans une Réponse du 5 juin 2001, que les baptêmes administrés dans la secte des Mormons étaient invalides, bien que les Mormons utilisent le même rite, la même matière et la même forme, que l’Eglise catholique. En effet, le sens des paroles utilisées dans la forme, « au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit » n’est plus le même que dans le rite de l’Eglise, car les Mormons ne croient pas à la Sainte Trinité. C’est donc bien la preuve, semble-t-il, que, même en utilisant le rite de l’Eglise catholique, le ministre peut ne pas avoir l’intention de faire ce que fait l’Eglise, et que ce défaut d’intention provient chez lui d’un défaut dans la foi, c’est-à-dire de son hérésie. Et donc, si un évêque moderniste ne croit pas à la réalité du sacerdoce sacramentel, on peut douter qu'il veuille faire ce que fait l’Eglise lorsqu'il fait une cérémonie d'ordination, et ce doute affecte la validité de cette ordination.
3. Deuxièmement, dans le Bref examen critique, le cardinal Ottaviani dit qu’il incombe au prêtre de suppléer au défaut du nouveau rite réformé de Paul VI par une intention plus explicite et, de son côté, Mgr Lefebvre doutait de la validité des messes célébrées par des prêtres modernistes qui ne croient pas à la transsubstantiation ou à la réalité du sacrifice . Il semble découler de cela que la vertu personnelle du ministre exerce une influence sur son intention, soit pour la causer soit pour la rendre défectueuse.
4. Il semble cependant que les arguments évoqués plus haut gardent toute leur force . Il suffit alors de bien entendre la portée tant de la Réponse de 2001 que des remarques du cardinal Ottaviani ou de Mgr Lefebvre pour s’apercevoir que loin d’infirmer les conclusions tirées à la lumière des principes de saint Thomas et des enseignements du Magistère, elles les confirment plutôt.
5. Une déficience qui a lieu au niveau de la foi personnelle du ministre, c’est-à-dire, en définitive, du côté de l’intellect, ne saurait, en tant que telle, être le motif d’un doute positif par rapport à l’intention, qui se situe du côté de la volonté. Car ce qui importe est que le ministre veuille faire ce que fait l’Eglise, c’est-à-dire le rite catholique. Ce qui pourrait mettre un doute serait une intention contraire, laquelle se trouverait alors du côté de la volonté, et non de l’intellect. Et cette intention est dite « contraire » non à l’effet du sacrement mais à ce qui définit l’accomplissement de celui-ci : c’est la volonté de ne pas faire FORMELLEMENT ce que l’Eglise fait, même si cela sera exécuté MATERIELLEMENT, c’est-à-dire que c’est la volonté de ne pas produire le signe efficace qui définit comme tel le sacrement. C’est la volonté de ne pas faire le rite et de jouer seulement la comédie, dont parle saint Thomas à l’article 10 de la question 64 dans la tertia pars. Cette volonté ne peut être présumée mais doit être vérifiée par des indices suffisants, en général la déclaration de l’intéressé. Et celle-ci ne consiste pas à dire que l’intéressé ne CROIT pas au sacrement ou à l’effet du sacrement ; elle consiste à dire que l’intéressé ne VEUT pas accomplir le sacrement tel que l’Eglise l’accomplit.
6. On comprend dès lors que l’exemple allégué de l’invalidité du baptême des Mormons n’est pas pertinent. La Réponse du 5 juin 2001, déclare invalide le baptême des Mormons, certes du simple fait que les membres de cette secte ne croient pas à la Trinité, mais il s’agit formellement du fait que LES MEMBRES de la secte ne croient pas à la Trinité, et non du fait que CELUI QUI ADMINISTRE LE BAPTÊME ne croit pas à la Trinité. Comme l’explique Mgr Luis Ladaria (L’Osservatore romano en langue française du 14 août 2001, p. 8), cette déficience cause l’invalidité non en tant qu’elle concerne la foi personnelle du ministre mais en tant qu’elle affecte la signification objective des paroles de la forme du rite du baptême, tel qu’il est administré dans la secte. En raison de cette déficience dans la croyance objective de la secte des Mormons prise comme telle (et non de la croyance subjective et personnelle de celui qui administre le baptême), le rite qu’il utilise n’est plus le rite catholique du baptême. Il y a invalidité par vice de forme car les paroles qui sont matériellement les mêmes que dans l’Eglise catholique n’ont plus formellement la même signification et cela est avéré une fois pour toutes : pour toutes les célébrations du baptême dans la secte, quelles que soient les dispositions du ministre. A la rigueur, on pourrait même rencontrer le cas isolé d’un Mormon qui croirait à la Trinité et qui administrerait un baptême invalide, car, indépendamment de sa croyance personnelle, il ne ferait pas ce que fait l’Eglise en administrant un rite dont la forme ne signifie pas ce qu’elle signifie dans le rite de l’Eglise. Par voie de conséquence, le baptême administré chez les Mormons est invalide par vice d’intention, puisque, les paroles de la forme n’étant pas les mêmes formellement, le rite n’est plus le même et celui qui veut en user veut faire une action qui n’est pas celle que fait l’Eglise
7. On comprend aussi ce qu’il en est lorsqu’un évêque est moderniste, qui ne croit pas au sacerdoce sacramentel, ordonne des prêtres. Si cet évêque use d’un rite qui est sans aucun doute celui de l’Eglise, tel le rite traditionnel, même s’il ne CROIT pas à ce que l’Eglise fait, néanmoins il VEUT faire ce que fait l’Eglise et il a donc l’intention de transmettre le sacerdoce, tout comme le musulman ou le juif qui baptiserait . Si cet évêque use d’un nouveau rite, et si celui-ci (tel qu’il est concrètement célébré et pas seulement en conformité avec l’Editio typica) est douteusement celui de l’Eglise, il est alors douteux que cet évêque veut faire ce que fait l’Eglise, mais ce doute provient du rite concrètement célébré, et non du fait que l’évêque est moderniste.
8. Le cardinal Ottaviani et Mgr Lefebvre ont émis des doutes dans le contexte précis de la célébration de la messe en conformité avec le Nouvel Ordo, c’est-à-dire avec le nouveau rite, réformé par Paul VI. Le motif de doute positif reste en ce cas toujours le même : le rite que le ministre veut accomplir est douteusement celui de l’Eglise et c’est pourquoi, en voulant faire ce rite, le ministre veut douteusement faire ce que fait l’Eglise. Le Bref examen critique dit précisément que le Nouvel Ordo est douteusement ce que fait l’Eglise. Il l’est douteusement certes du fait que, comme signe, il ne signifie plus suffisamment ce que le sacrement cause en tant qu’il le signifie ; mais la difficulté est ici au niveau du signe, et non au niveau du signifié. Elle est au niveau du rite et non au niveau du résultat du rite. Le doute porte non sur l’obtention du résultat du rite, mais sur le rite lui-même. Il est douteux que ce rite corresponde à ce que fait l’Eglise.
9. Par conséquent, on comprend que si Mgr Lefebvre doute de la validité des nouvelles messes, c’est d’abord parce que le Nouvel Ordo ou l’exemplaire de ces messes est douteux : une recette douteuse commande l’accomplissement douteux de la chose à réaliser. Les nouvelles messes ne sont pas douteuses parce que les prêtres qui les célèbrent ne croient plus à la transsubstantiation : elles sont douteuses parce que le rite est douteux. Le manque de foi est d’ailleurs plutôt la conséquence de la célébration du nouveau rite, comme de la mauvaise formation dans les séminaires. Le manque de foi n’est pas l’indice que ces prêtres conciliaires ne veulent pas faire ce que fait l’Eglise. Ils le veulent, du moment qu’ils veulent célébrer le rite de l’Eglise. Si un prêtre ne croit pas à la transsubstantiation, il aura, certes, dans la dépendance de cette non-croyance, l’intention de ne pas réaliser le résultat du rite de la messe (c’est-à-dire la transubstantiation) mais cela n’a rien à voir avec l’intention de ne pas réaliser le rite de la messe, c’est-à-dire l’intention de ne pas faire ce que fait l’Eglise.
10. En définitive, la difficulté posée par le modernisme de Vatican II n’est pas la difficulté du modernisme des personnes, modernisme des ministres appelés à célébrer les rites et à administrer les sacrements, modernisme des évêques et des prêtres. C’est plutôt la difficulté du modernisme des nouveaux rites et des nouveaux sacrements, réformés en conformité avec la nouvelle théologie du Concile. Le défaut d’intention est alors causé non par le modernisme des évêques et des prêtres mais par le modernisme des nouveaux rites et des nouveaux sacrements. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qu’a dit Mgr Lefebvre lors de la cérémonie des sacres du 30 juin 1988. Parlant des évêques conciliaires, il a déclaré que leurs sacrements « sont tous douteux » et la raison qu’il en a donné est que « l'on ne sait pas exactement quelles sont leurs intentions ». Précisément, leurs intentions sont douteuses dans la mesure exacte où les nouveaux rites réformés par Paul VI sont douteux. Nous savons qu’il y a un doute, concernant la validité, pour les deux sacrements de l’extrême-onction et de la confirmation, en raison de la matière . Il y a aussi un doute pour le sacrement de l’eucharistie, pour la messe, en raison de l’ambiguïté du nouveau rite, qui peut fausser l’intention du célébrant. Quant au sacrement de l’ordre, la problématique est analogue à celle de la messe : on ne saurait juger de la validité qu’au cas par cas des célébrations concrètes. En revanche, pour le baptême, pour le mariage et pour la pénitence, le rite n’est pas douteux en lui-même.
11. Et précisément, là où ces rites ne sont pas douteux, le modernisme personnel des ministres ne saurait influer sur leur intention, pas plus en tout cas que l’hérésie personnelle d’un ministre protestant n’influe sur la validité de baptêmes qu’il célèbre. Soutenir le contraire serait ouvrir la porte au subjectivisme et faire dépendre la validité des sacrements des qualités personnelles des ministres, conséquence que l’Eglise s’est toujours refusée à admettre.
Abbé Jean-Michel Gleize