UNE ECCLESIOLOGIE DE JEUNESSE ?



Publié le 12/01/2024 sur internet
Publié dans le N°669 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Dans les sources de la Révélation, l’idée de l’Eglise apparaît principalement dans le Nouveau Testament, mais de manière encore voilée, sous le terme du « Royaume », Cette expression, issue de l’Ancien Testament, est le plus souvent utilisée dans les Evangiles Synoptiques, et le moins souvent dans les autres livres. De sorte que l’usage du terme « Eglise » apparaît en proportion inverse de celle du terme « Royaume ». Cela signifie que le premier mot rend obsolète le second dans la mesure exacte où il en dévoile et explicite le sens.

2. Une étude attentive du mot « Royaume » montre qu’il recouvre trois réalités distinctes : le royaume immanent de la communion des saints (qui comporte à la fois les hommes en état de grâce dans l'état de voie et les bienheureux dans l'état de terme), le royaume visible de l’Eglise militante (qui regroupe dans l'état de voie à la fois les hommes en état de grâce et les pécheurs), le royaume transcendant de l’Eglise triomphante (qui regroupe les bienheureux dans l'état de terme). Mais ces réalités sont toutes désignées par le même mot qui signifie un même mystère, d’abordétabli sur terre et qui se développe pour atteindre sa perfection dans le ciel, en passant de l'Eglise militante à l'Eglise triomphante. L’expression est ainsi utilisée pour parler de l’Eglise du point de vue de ses membres, et du point de vue de leurs différentes conditions : dans l’état de voie seulement puis dans l’état de terme seulement.

3. Dans sa toute première œuvre de jeunesse, qui est son Commentaire sur le livre des Sentences de Pierre Lombard, saint Thomas d’Aquin identifie ce « Royaume des cieux », dont il est question dans les Evangiles, à la béatitude . Ce Royaume désigne donc à ses yeux l’Eglise triomphante du ciel. Mais il la désigne comme dans la signification d’un premier analogué, à laquelle s’ajoute la signification d’un analogué second. Se posant la question de savoir si ce terme du « Royaume » désigne ou non dans l’Ecriture la béatitude éternelle , saint Thomas répond en disant que oui, mais pas uniquement. Car l’expression correspond à une analogie d’attribution. La notion se réalise formellement dans la béatitude céleste ; et elle se réalise aussi dans le chemin qui conduit à cette béatitude. La béatitude équivaut à la vision et à la gloire, tandis que le chemin équivaut à la foi. Dans la pensée de saint Thomas, le Royaume désigne d’abord et avant tout l’Eglise triomphante, mais aussi l’Eglise militante qui y conduit.

4. Saint Thomas examine donc le sens de l’expression « Royaume de Dieu » en lui donnant un sens analogue, c’est-à-dire en lui donnant différents sens ordonnés entre eux, et il établit cet ordre de significations en fonction de la béatitude surnaturelle de l’au-delà, et non du point de vue de l’ecclésiologie proprement dite. Cette mise en ordre est nécessaire. En effet, lorsqu’on a affaire à un mot analogue, avec la division qu’il implique entre ses différentes significations, il importe de décider comment ordonner entre eux les différents sens du mot analogue, qui sont les différents termes de la division. Quel est le premier sens qui doit servir de référence (1er analogué) ? En soi, l’idée duRoyaume,telle qu’elle est présentée dans la prédicatiom du Christ, se réalise le plus parfaitement avec l’Eglise triomphante du ciel ; et l’Eglise militante est seulement un analogué de l’Eglise triomphante. Ainsi doit-on comprendre toutes les affirmations des Pères qui considèrent (dans une optique souvent platonicienne) l’Eglise terrestre comme le reflet et l’avant-goût (voire le sacrement et le signe…) de l’Eglise céleste. Mais par rapport à nous, est premier ce qui est davantage connu ; et de la sorte, la fin, qui est au principe de l’intention, est pour nous le plus souvent au terme concret de l’exécution. De ce point de vue, l’idée du Royaume vaut d’abord et avant tout pour l’Eglise militante et ensuite seulement pour la Communion des saints et pour l’Eglise triomphante.

5. Cette distinction entre les deux points de vue de « l’en soi » et du « par rapport à nous » (c’est-à-dire, pour reprendre les expressions techniques de la scolastique, entre le quoad se et lequoad nos) nous donne le principe de solution pour répondre et indiquer quel est le principe de l’ordre à observer pour classer les différents sens du mot « Royaume ». Quoad se (du point de vue des choses en tant que telles), on va du plus au moins parfait. Quoad nos (du point de vue de la connaissance que nous avons des choses), on va du plus au moins connu. Or, si l’on se demande, devant un mot à multiples significations (« rationes »), quelle est la signification dans laquelle se trouve ce que saint Thomas appelle la « ratio completa » , c'est-à-dire la signification première, par opposition aux autres significations dérivées, ce sera toujours dans la plus manifeste : la signification qui correspond au mieux connu de nous, au « notius quoad nos », sera toujours la première, celle du premier analogué. L’ordre des significations d’un nom est en effet l’ordre qui va du plus au moins connu. Cela s’explique parce que les mots sont les instruments dont nous usons dans l’exercice de notre connaissance. Nous nommons les choses comme nous les connaissons . Quand saint Paul dit en parlant de Dieu : « Ex quo omnis paternitas in caelis et in terra nominatur » - Lui en fonction de la Paternité duquel toute autre paternité est dénommée au cieux et sur terre - il se place sans doute au point de vue du « quoad se », des choses en soi, et non au point de vue du « quoad nos », des choses telles que nous les connaissons. Mais c’est une exception et ordinairement, on doit adopter le point de vue inverse, car le mode de signifier des mots dépend de notre mode de connaître . Selon les règles de la logique, le sens premier du mot « Royaume » serait donc celui d’un royaume social, et ce mot désignerait au sens complet et achevé d’un premier analogué l’Eglise visible militante. Il devrait désigner ensuite, dans des sens analogues, la communion des saints et l’Eglise triomphante.

6. Cependant il est clair que, dans cette œuvre de jeunesse qu’est le Commentaire sur les Sentences, saint Thomas donne le sens d’un premier analogué à la béatitude : le Royaume désigne premièrement l’Eglise triomphante, et ensuite seulement, selon une signification dérivée, l’Eglise de cette terre. Saint Thomas suit ici l’ordre des choses en soi. Serait-ce là un défaut de jeunesse ? L’examen de sa pensée ultérieure, développée dans sa période de maturité avec la Somme théologique, devrait nous donner des éléments de réponse.
Abbé Jean-Michel Gleize

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