L’EGLISE ET L’INDISSOLUBILITE DU MARIAGE



Publié le 11/01/2024 sur internet
Publié dans le N°661 de la publication papier du Courrier de Rome



1. Depuis la publication du Motu proprio Mitis judex en 2015 et de l’Exhortation apostolique Amoris laetitia en 2016, il est sérieusement à craindre que s’instaure progressivement, dans la pratique, le fait répété d’un « divorce catholique » . Le fait créant le droit, il est pareillement à craindre que l’esprit de Vatican II conduise un jour à admettre en principe une notion renouvelée de l’indissolubilité du mariage, autorisant la gradualité au niveau même de l’indissolubilité. Et un pareil camouflage conceptuel masquerait à peine la négation de l’une des propriétés essentielles du mariage catholique. Il importe donc d’établir que, non seulement les principes mêmes de la morale catholique, tels que divinement révélés, ne pourront jamais autoriser cette négation, mais encore que dans les faits, du moins jusqu’à ce que vienne souffler dans l’Eglise l’esprit délétère de Vatican II, le Saint Esprit n’a jamais permis que les faits prévalent sur les principes.

1) Trois réalités historiques indéniables.

2. Sur le plan des principes, l’Eglise a toujours enseigné l’indissolubilité du mariage sacramentel validement conclu et consommé (ratum et consummatum), et condamné le divorce, entendu comme l’annulation d’un mariage sacramentel valide et consommé.

3. L’Eglise a toujours reconnu et défendu l’indissolubilité du mariage sacramentel validement conclu et consommé en pratique. Certes, elle a pu constater juridiquement la nullité de certains mariages, en vérifiant l’existence de certains motifs qui entraînaient cette nullité. Elle a pu dissoudre un mariage naturel, en appliquant en faveur du plus grand bien d’un mariage sacramentel le privilège paulin et elle a pu dissoudre un mariage sacramentel valide mais non consommé en faveur du plus grand bien de la vie consacrée de l’un des deux conjoints ; mais elle n’a jamais voulu prononcer de divorce.

4. Les hommes d’Eglise, même s’ils ont toujours reconnu les dits principes, ont pu, dans l’une ou l’autre circonstance, pécher par faiblesse et constater trop facilement l’invalidité d’un mariage alors que les motifs de nullité n’étaient pas suffisants. Mais il s’agit toujours de cas douteux et jamais on ne voit les hommes d’Eglise prononcer l’annulation d’un mariage dont la validité aurait été hors de doute. Et d’autre part, cette faiblesse n’a jamais été imputable au Souverain Pontife.

2) Les cas enregistrés par l’histoire : les mariages des chefs d’Etat .

2.1) Le roi de Lorraine Lothaire et Theutberge .

5. Lothaire II, roi de Lotharingie (mort en 869), petit-fils de Louis le Pieux (mort en 840) et frère de Louis II le Bègue (mort en 875). Avait épousé en 855 Theutberge, fille du comte d’Italie Boson l’Ancien (mort en 855) et sœur de l’abbé Hugues de Saint-Maurice en Valais. Il avait une maîtresse, Walrade qui lui avait donné un fils. En 860, Lothaire veut faire annuler son mariage et accuse Theutberge de relations incestueuses avec son frère ainsi que d’un avortement. Deux ans plus tard, un concile d’évêques lorrains annule le mariage et Lothaire épouse Walrade. S’estimant lésée, Theutberge fait appel de la sentence auprès du Pape saint Nicolas Ier (858-867), soutenue par l’archevêque de Reims, Hincmar. Le Pape se saisit de l’affaire et casse la décision du synode lorrain. Lothaire essaye de réintroduire sa cause auprès du pape Adrien II (867-872), successeur de Nicolas Ier mais meurt avant l’issue de sa démarche.

2.2) Le roi de France Louis VII et Aliénor d’Aquitaine .

6. Le 25 juillet 1137, le futur roi de France Louis VII épouse la fille du duc d’Aquitaine, Guillaume X, Aliénor. Il y avait cependant, pour s’opposer à cette union, un empêchement dirimant de consanguinité, que saint Bernard dénoncera d’ailleurs en 1143 dans une lettre au pape Eugène III . Le ménage ne file pas le parfait amour. Dix ans après le mariage, lors de la croisade menée par Louis VII en Orient, au cours des années 148-1149, la familiarité de l’oncle d’Aliénor, Raymond de Poitiers, suzerain de la principauté d’Antioche, à l’égard de sa royale nièce autorise quelques soupçons . Le pape Eugène III et Suger rattrapent la situation. Malgré tout lors de la venue à Paris en août 1151 du jeune Henri Plantagenêt, qui accompagnait son père Geoffroy le Bel, comte d’Anjou par héritage de son père Foulques le Jeune et duc de Normandie depuis 1144 , il semble bien qu’il y ait eu au moins un flirt entre Aliénor et Henri. Au mois de septembre 1151, survient la mort de Geoffroy et le 21 mars de l’année suivante 1152, se tient une assemblée au château de Beaugency, sous la présidence des archevêques de Sens, Reims, Rouen et Bordeaux. Les prélats y prennent en compte l’empêchement de consanguinité pour délarer la nullité du mariage royal. En effet, les deux époux étaient issus de Thibaut Tête d’Etoupe et six générations seulement les séparaient de leur ancêtre commun. En mai 1152, Aliénor épouse Henri Plantagenêt, ce dernier est alors comte d’Anjou, duc de Normandie et d’Aquitaine. En 1154 il devient roi d’Angleterre. On s’explique aisément pourquoi Louis VII ait voulu cette séparation et ait encouru le risque de voir se constituer le bloc politique Plantagenêt : Aliénor ne lui avait donné aucun fils et il lui fallait un héritier. Du point de vue du droit canonique, la déclaration de nullité apparaît au moins douteuse. Le Père Vacandard démontre en tout cas que le Saint-Siège ne peut pas être considéré comme directement responsable de ce qui pourrait apparaître comme un divorce. Mais il a soin de conclure en disant que le silence de saint Bernard n’étonne pas moins que celui du pape Eugène III. Notons à ce propos que l’empêchement de consanguinité, qui demeurait la cause la plus fréquente des cas de nullité de mariage, ouvrait très facilement la porte à des annulations trop faciles pour ne pas ressembler à des divorces déguisés. L’empêchement s’étendait en effet jusqu’au septième degré, depuis le huitième siècle. C’est probablement pour réfréner ce genre d’abus (au nombre desquels on peut compter l’annulation du mariage de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine) que le quatrième Concile du Latran de 1215 décida de restreindre l’empêchement de consanguinité au quatrième degré.

2.3) Le roi de France Philippe-Auguste et Ingeburge de Danemark .

7. Philippe-Auguste épouse Ingeburge, sœur du roi Knud VI de Danemark, âgée de 18 ans, le 14 août 1193. Le lendemain des noces, n’ayant pu consommer le mariage, il renvoie son épouse et la cloître au monastère de Saint-Maur des Fossés. Désirant obtenir la déclaration de nullité de son mariage, le roi de France avance comme motif un empêchement dirimant de consanguinité. C’est ainsi que, le 5 novembre 1193, se tient une assemblée à Compiègne, sous la présidence de l’archevêque Guillaume de Reims, où 15 évêques, comtes et chevaliers attestent que Ingeburge est liée au quatrième degré avec Isabelle de Hainaut, première épouse de Philippe-Auguste (épousée le 28 avril 1180, mère d’un fils Louis en 1187 et décédée en 1190). Ingeburge fait appel de cette décision à Rome. Le Pape Célestin III est lent à réagir ; deux légats réunissent une commission en mai 1196. Philippe-Auguste passe outre et choisit une nouvelle épouse : Agnès fille de Bertold, duc de Méran. Le mariage est conclu en juin 1196 et Agnès donnera au roi deux enfants, Marie et Philippe. Mais en 1198, le successeur de Célestin III, Innocent III, se saisit du dossier. Le 13 janvier 1200, l’interdit est jeté sur tout le royaume de France : les sacrements ne peuvent plus être administrés tant que le roi n’aura pas repris son épouse légitime, Ingeburge. Philippe-Auguste s’incline et se réconcilie de façon solennelle avec Ingeburge, à Saint-Léger-en-Yvelines et prête le serment de ne pas se séparer d’elle sans le jugement de l’Eglise. Moyennant quoi l’interdit est levé en septembre. En juillet 1201, Agnès de Méran meurt à Poissy en mettant au monde un fils et en novembre suivant, Innocent III légitime ses enfants. Philippe-Auguste refuse toujours de rétablir Ingeburge dans tous ses droits et réclame la révision du procès. La contestation durera jusqu’en 1213 mais le Pape ne cèdera pas.

2.4) Le roi de France Louis XII et Jeanne de Valois .

8. Jeanne la boiteuse, seconde fille du roi de France Louis XI (mort en 1483) épouse Louis d’Orléans, fils de Marie de Clèves et Charles d’Orléans le 8 septembre 1476. Ce mariage est fait sous la pression de Louis XI et sa révision est demandée en 1498 par Louis d’Orléans devenu le roi de France Louis XII. Par une bulle du 29 juillet, le Pape Alexandre VI déclare cette nullité en énumérant 8 motifs. Jeanne ayant fait appel, un procès de déclaration en nullité se déroule d’août à décembre. Trois juges interviennent : le nonce Francisco d’Almeida, évêque de Ceuta, Louis d’Amboise, évêque d’Albi, frère de Georges, le cardinal Philippe de Luxembourg, évêque du Mans. Le mariage est déclaré nul le 17 décembre 1498. Les motifs en sont qu’il y a nullité par trois empêchements dirimants. Premièrement, empêchements de consanguinité et de parenté spirituelle, mais Jeanne prétend qu’il y a eu dispense sur ces deux points. Deuxièmement, empêchement d’incapacité physique chez Jeanne, mais celle-ci le nie. Troisièmement, nullité par défaut de consentement en raison de violence ou de crainte chez Louis, ce qui est le plus probable, le mariage ayant été imposé par Louis XI. De plus, le mariage n’aurait pas été consommé, mais ce fait sera toujours nié par Jeanne. La déclaration de nullité est canoniquement fondée, car le vice de consentement par pression morale est avéré chez Louis ; mais cette déclaration de nullité, obtenue par un mari dont l’infidélité était notoire, fit scandale. Dirigée par le futur saint François de Paule, Francesco Martolilla, le fondateur des Minimes, Jeanne fonde la congrégation de l’Annonciade dont la règle est approuvée par Alexandre VI début 1501. Un premier monastère est établi à Bourges. Jeanne meurt le 4 février 1505 ; elle sera canonisée en 1950 et est invoquée sous le nom de sainte Jeanne de France.

2.5) Le roi de France Henri IV et Marguerite de Valois.

9. Le mariage de Marguerite de Valois, fille de Henri II et Catherine de Médicis et de Henri de Navarre est célébré le 18 août 1572. Cette union était entachée de nullité. Premièrement, par empêchements dirimants de consanguinité et de parenté spirituelle ; deuxièmement, par empêchement prohibant de disparité de culte. Pour ces trois empêchements, les dispenses furent demandées au Saint-Siège et refusées par saint Pie V, puis par Grégoire XII. Le mariage fut quand même conclu et les dispenses accordées après coup ; mais les époux ont déclaré ne pas avoir renouvelé le consentement. Mais à ces motifs vient s’ajouter qu’un empêchement par défaut de consentement (il y eut violence) est avéré chez Marguerite . On ne sait pas avec certitude si le mariage a été ou non consommé ; mais les époux vécurent séparés. La nullité est manifeste et sa déclaration, demandée au pape Clément VIII par Henri IV, fut obtenue le 17 décembre 1599. Le mariage de Henri IV avec Marie de Médicis fut célébré le 25 avril 1600.

2.6) L’Empereur Napoléon Ier et Joséphine de Beauharnais

10. Le 9 mars 1796, Napoléon Bonaparte épouse civilement (c’est-à-dire prend comme concubine) Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve du général de Beauharnais. A l’occasion du sacre prévu pour le 2 décembre 1804, le pape Pie VII exige le mariage religieux et l’obtient : il est célébré par le cardinal Fesch, neveu de Bonaparte, le 1er décembre 1804, sans témoins, dans les appartements privés des Tuileries. Mais cette union survient alors qu’il s’avère déjà que Joséphine est stérile et ne pourra donc pas donner un héritier à Bonaparte . A partir de 1807, ce dernier veut un héritier et prépare le divorce. En 1809, le « mariage » civil avec Joséphine est déclaré nul par l’autorité compétente, mais reste la question du mariage sacramentel. L’empereur d’Autriche François II veut bien donner en mariage à l’Empereur sa fille l’archiduchesse Marie-Louise, mais à la condition que le premier mariage sacramentel soit canoniquement annulé. Le 22 décembre 1809, Cambacérès agit en ce sens auprès de l’official de Paris, et comme ce dernier rétorque que seul le Pape peut déclarer la nullité d’un mariage, il met en branle une commission ecclésiastique qui compte plusieurs évêques. L’argument avancé en faveur de la nullité est celui d’un vice de forme canonique. En effet, le mariage a été conclu sans témoins et non pas devant le propre curé des contractants, ce qui est contraire aux décrets du concile de Trente. L’official objecte que Pie VII avait donné toutes les dispenses. Cambacérès réplique que ces dispenses n’ont pas été explicitement appliquées aux intéressés par le cardinal Fesch. L’official de Paris déclare alors la nullité, étant compté moralement impossible tout recours au chef visible de l’Eglise (Pie VII est alors séquestré par Bonaparte à Savone). Cette délaration demeure, malgré un appel fait à l’official métropolitain, qui fut débouté. Le 14 janvier 1810, la déclaration de nullité est notifiée au journal officiel, Le Moniteur. Le second mariage avec Marie-Louise est célébré en deux temps, à Vienne puis au Louvre. A Vienne, lors de la célébration le 11 mars 1810, l’archevêque voulut examiner les sentences parisiennes, mais l’ambassadeur de France s’y opposa. Pie VII proteste contre cette opposition, mais il le fait seulement en privé devant ses cardinaux. Sur 27, 13 refuseront d’assister à la célébration qui eut lieu au Louvre le 2 avril, ce qui leur valut de perdre leurs privilèges au for civil.

3) Le cas problématique du mariage de Lucrèce Borgia .

11. Ce mariage sacramentel fut célébré le 12 juin 1493 : Lucrèce Borgia (1480-1519) fille du Pape Alexandre VI épouse Giovanni Sforza (né en 1466). Le 18 novembre 1497, à l’instigation du Pape Alexandre VI, Giovanni Sforza déclare officiellement que son mariage n’a pas été consommé. Le 22 novembre, la dissolution du mariage est prononcée. Lucrèce est alors grosse de six mois, mais il s’agirait du fruit d’une union adultère avec un jeune camérier espagnol, Pedro Caldès, surnommé Perotto. L’enfant est mis au monde le 15 mars 1498. Cette dissolution constitue-t-elle une violation de l’indissolubilité du mariage ? D’une part, il semblerait que oui, car l’on peut douter de la non-consommation ; et la grossesse peut être présumée légitime. D’autre part, si cette non-consommation est supposée établie, il est vrai que n’importe quelle cause suffit (et pas seulement le fait que les époux veuillent mener une vie plus parfaite) pour que le Pape dissolve un mariage non consommé. C’est d’ailleurs ce que déclare encore le Code de 1917 (au canon 1119). Bien sûr, en l’occurrence, ni Lucrèce ni Giovanni n’ont manifesté leur intention de rentrer dans les ordres. Cependant, il y avait un scandale bien réel, résultant du double du fait de la non consommation et de la grossesse de Lucrèce , et ce scandale peut représenter une cause suffisante à la dissolution. Tout dépend donc, en définitive, des preuves de la non consommation de ce mariage Quelle que soit la valeur de celles-ci, un fait demeure cependant acquis et c’est le seul qui importe ici : le Pape n’a pas eu l’intention, du moins officiellement, de dissoudre un mariage validement conclu et consommé.

4) En conclusion.

12. Le principe rappelé plus haut est donc sauf. Et l’attitude des Papes d’avant Vatican II constitue plus qu’un reproche vivant pour Mitis judex et Amoris laetitia : un désaveu on ne peut plus officiel de la part des représentants, même peu édifiants dans leur conduite personnelle, de la Tradition de l’Eglise.

Quelques références bibliographiques

• Pierre Guilleux et Joseph de La Servière, sj, « le Divorce des princes et l’Eglise » dans le Dictionnaire d’Apologétique de la Foi Catholique, publié sous la dircetion du Père Adhémar d’Alès, t. I, Beauchesne, 1911, col 1114-1121.

A compléter avec :

• Pierre Riché, Les Carolingiens, Hachette, 1983.
• Marcel Pacaut, Louis VII et son royaume, 1964 (ouvrage d’histoire politique qui ne s’étend pas sur l’aspect canonique de la question).
• Yves Sassier, Louis VII, Fayard, 1991 (donne les derniers états de la recherche sur le comportement d’Aliénor lors de la deuxième croisade).
• John Baldwin, Philippe-Auguste, Fayard, 1991.
• Bernard Quilliet, Louis XII, Fayard, 1986 (se complaît un peu trop lourdement dans le genre vaudevilesque).
• Ivan Cloulas, Les Borgia, Fayard, 1987 (n’estompe rien d’une réalité fort peu édifiante).

Abbé Jean-Michel Gleize

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